Comment je suis devenu fumeur
Il
arrive que l’on s’endorme avec une folle maîtresse et que l’on se
réveille avec des responsabilités. Les Nornes raffolent de ce genre de
gag.
Dimanche
soir, lorsque j’ai quitté Paris, ma demeure était encore une ancienne
maison familiale devenue garçonnière. A présent qu’elle abrite Estel,
dont le corps abrite l’héritier du trône, c’est une ancienne garçonnière
devenue maison familiale.
Je serai le meilleur des pères, car j’ai eu le meilleur des modèles. Papa ne m’a jamais donné qu’un seul avertissement : « Si tu deviens poltron ou menteur, je te déshérite.
» Il aime les formules brèves, lapidaires. Apprenant qu’Estel était
enceinte, par exemple, il m’a simplement dit : « Petit con. » Or,
soucieux de lui démontrer mon courage pour lui éviter des frais de
notaire, j’ai décidé de me rendre, impavide, sur les rives du lac de
Zoug, affronter mon destin et ma belle-famille.
Charlot me gourmanda au téléphone :
- Tu ne vas pas te taper ce schleu de merde (sic) tout seul !...
- C'est-à-dire que je compte surtout me taper la fille de ce schleu de merde, tout au long du voyage de retour…
- Ouais ben, au moment de choisir ton témoin, souviens-toi que c’est moi qui vous ai présentés…
- Alors tiens-toi prêt. Je pense que le mariage aura lieu en août.
- C’est dingue… Tu te rends compte que tu quittes la vie libre et heureuse pour les angoisses parentales ?… c’est comment ?...
- Comme devenir héroïnomane : tous les dilemmes sont résolus.
- Mais encore ?
-
Ça me plaît de me reproduire. Et ce monde est très réussi : j’ai hâte
d’y voir courir une flopée de mini-moi, poupards et rieurs…
Shumule
marié, père de famille, n’était-ce pas excessivement surréaliste ?...
N’avais-je pas jusqu’ici, de façon plus ou moins consciente, résolu de
ne fonder un foyer que lorsque les poules auraient des dents ?...
lorsqu’il pleuvrait des autobus ?... Certes ! d’aucuns s’affoleraient à ma place, et penseraient Xanax,
plan-épargne, conversion professionnelle… Quelle pitié ! Laissez tomber cette attitude de losers ! Les instants cruciaux de l’existence sont comme les pitbulls : ils le sentent, si on a peur.
«
Lavé, rasé, habillé, branlé », comme disait le prince de Talleyrand,
j’éprouvais, quant à moi, une telle nonchalance au moment de partir, que
j’en vins à me demander si je n’étais pas victime d’un commencement
d’ataxie. Je regrettais seulement de ne pas voyager en train, puisque
cela m’eût permis de connaître le fameux « syndrome du jeune père »,
cette sorte de vertige propre aux noceurs devenus papa, qui leur donne,
sur les quais de gare, l’impression presque hallucinogène qu’ils vont
être aspirés par les rails et passer sous la locomotive. Les psychiatres
affirment que ces troubles proviennent de l’identification
subconsciente du convoi à l’idée de « destin inexorable », au poids des
obligations sous lesquelles ces jeunes gens pensent être anéantis.
Question : ne vaudrait-il pas mieux, en effet, que de pareilles taffioles se jettent sous un train ?
II. Benommen und Verwirt
Zoug est le plus petit canton de la Confédération helvétique. Il est aussi le plus riche et, bien sûr, le plus suisse
de tous, puisqu’il fut conçu, en 1352, pour servir de tampon entre
Zurich et Schwyz, dont on craignait que les ambitions respectives ne
tournassent à l’affrontement. Un état inventé afin de garantir que deux cantons suisses restent pacifiques ! LOL. Peut-on imaginer plus neutre ? :) L’air est pur, le paysage limpide, tout est net, tout est rentier, tout est paisible : Zoug est la conception MoDem du nirvana.
Je passai la nuit à l’hôtel Löwen Am See,
que je recommande absolument. Ma future belle-famille m’attendait lundi
matin, à onze heures. Un peu nerveux, j’étais prêt à l’aube.
Pour
tuer le temps, j’allai contempler le paysage (sublime), puis essayer
une auberge (typique). Là, je fis rapidement la connaissance de trois
moniteurs de jet ski, lesquels me conseillèrent une spécialité locale :
le kirsch.
Nous
offrîmes chacun « la nôtre », puis la renouvelâmes, et la renouvelâmes
encore, et encore une dernière fois. C’est alors que Gunther, l’un de
mes compagnons, s’écria (nous communiquions en anglais) : « You must try it with chocolate !
»… La coutume zougoise exige, m’apprit-il, que l’on fasse mouillette,
dans le kirsch, avec des morceaux de chocolat. Nous reprîmes donc les
choses à la base, mouillettes en sus.
Ai-je besoin de préciser que le coucou de dix heures nous trouva complètement cuits ?
Nous
nous tenions les uns aux autres, pris d’un fou-rire inextinguible et
atrocement communicatif, Gunther hoquetant comme un mantra : « oh man… you’re French as fuck… you’re French as fuck… »
Finalement,
il bégaya que nous étions amis, à la vie, à la mort, et me demanda ce
que je venais faire en Suisse. Je le lui dis. Nouvel éclat de rire
tonitruant, « man you’re French as fuck
», et moi-même, je trouvais hilarante l’idée d’être complètement
défoncé au kirsch à quelques minutes de rencontrer le père de ma future
épouse.
Enfin
je pris congé, les numéros de téléphone et la direction de l’hôtel, où,
tant bien que mal, j’intégrai ma voiture et me mis en route vers la
propriété des parents d’Estel, assez proche de la cité.
En
chemin (je me trompai onze fois d’itinéraire), j’eus le temps de
dessaouler, de me composer un personnage et de me répéter les phrases
sensationnelles que je devais placer à tout prix.
Ce
n’était pas la première demande en mariage que je faisais. Quelques
années auparavant, Fix et moi avions accompli une démarche analogue qui,
je dois le dire, s’était soldée par un fiasco.
Un
soir d’août, dans le Midi, après avoir passé soixante-douze heures sans
dormir, nous prenions le frais avachis sur un banc. De ce poste, nous
avions vue sur un jardin, dans lequel une famille charmante commençait à
dîner : un patriarche très patriarcale, deux jeunes filles en Cyrillus,
une maman de style Caroline Ingals, le tout consommant du melon au
porto.
Cette
scène nous bouleversa. L’aimable simplicité de mœurs, la paix, le
bonheur tranquille de ces gens, tout cela fit éclore de violentes
nostalgies dans nos cœurs de vieux rompus. Je me souviens avoir senti quelque chose comme une larme trembler au coin de mes beaux cils.
Fix était dans le même état.
- Écoute, lui dis-je, nous sommes idiots de nous lamenter. Tout ce que
nous avons à faire, c’est demander les deux filles en mariage, et voilà…
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Nous
fûmes un peu longs à trouver la porte, et plus encore la sonnette. Le
père vint finalement nous ouvrir. Je me nommai, et lui déclarai avoir
l’honneur de demander, pour moi et mon ami François-Xavier, la main de
chacune de ses filles.
Sans
doute le digne homme se méprit-il sur nos intentions, car il nous
répondit par un flot d’invectives, où les termes « poivrots », « voyous »
et « branleurs » revenaient avec une pénible fréquence.
-
Votre refus, monsieur, ne perdrait rien à être formulé en termes moins
grossiers, articulai-je de mon mieux, alors que nous nous retirions.
C'était le bon temps.
III. Ma belle-mère est une bombe !!!
Estel
et ses phéromones m’attendaient à la grille. Apercevoir ma future
épouse suffit à me mettre en effervescence. Elle avait préparé tout un
discours en français, mais comme je lui sautai dessus à brûle-pourpoint –
mon pourpoint brûlait, croyez-moi ! – je n’ai jamais su comment il
finissait.
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Plus
tard, franchissant le portail, je ne pus m’empêcher de murmurer : «
Beau lieu. » Les parents de ma fiancée ont réellement une demeure
magnifique, un jardin à la française et une piscine invraisemblable.
Plus encore qu’un tableau idéal, ce domaine est une allégorie : la haute-bourgeoisie suisse et toute la sereine puissance de son inoxydable forteresse bancaire. Sans compter que c’est très propre.
Sur le perron, premier choc : ma belle-mère est hyper bandante.
Si Estel est un sosie d’Heidi Klum jeune, – une copie conforme, à s’y méprendre, – sa mère en est la version MILF.
Argh.
(Comme
personne ne parlait correctement ma langue, je me suis permises les
remarques du genre : « Chérie, comme il me plairait d’immerger mon
submersible dans ta génitrice directe. »
- Was ?
- Non, rien. )
Une
fois à l’intérieur, deuxième choc : le père de ma belle – type du
financier à ulcère et du chef de famille intraitable – est le portrait
d’un ami de mes parents, avec lequel j’ai un lien rigolo.
Il y a deux ans, au cours d’une garden party
chez nous, je m’étais retiré dans une dépendance pour écrire. L’une des
invitées, très jolie, très brune et carrément pompette, vint frapper au
carreau. Je la fis entrer. Elle plaqua ses lèvres contre les miennes,
darda une langue vigoureuse, ouvrit ma chemise, tâta ma poitrine,
caressa mon dos, défit ma ceinture et me régla mon compte en cinq sec.
Le
jour suivant, je fus présenté à monsieur L-J (personnage influent,
sosie du père d’Estel), ainsi qu’à son épouse : ma visiteuse de la
veille.
Elle et moi conservâmes d’irréprochables poker faces, bien que la surprise fût un peu pétrifiante.
Bref : ma belle-mère est tellement canon que j’ai trouvé cette ressemblance de bon augure…
Dans la vie, tout est question de taille.
La stature, le nom, la queue…
Mon hôte aimerait me toiser, mais je fais une bonne tête de plus que lui.
Il
aimerait me traiter en coureur de dot, mais mon état civil* a sur lui
l’effet qu’a sur vous l’annonce « flush royale » quand vous venez de
suivre une relance huit fois supérieure à la totalité de vos économies.
Je
n’ai, bien entendu, pas montré ma queue à mon beau-père, la réservant
pour Estel, qui me fit visiter la maison. Nous sommes convenus d’une
halte-câlin dans tous les coins propices, et cet endroit superbe est
entièrement constitué de coins propices.
A
la faveur d’une pause, conscient de mes devoirs, j’ai rappelé à l’amour
de ma vie de tenir à distance tout ce qui pourrait nuire au
développement du bébé : tabac, médicaments, télévision, cinéma, musique afro-américaine, livres tristes, presse people, gens laids, blogueurs de la
réacosphère, et, bien sûr, alcool.
- Funny, me dit-elle avec un beau rire alémanique, you were dead drunk 7/7 while I was in Paris…
J’offris de ne plus boire, par solidarité, le temps de sa grossesse.
La lumière-de-mes-yeux s’esclaffa de nouveau, et répliqua : « Don’t worry about that, c’est pah la pehn : avec tout ce que tou as bou in the past, the baby must already have la poche sous la yeux, ah ! ah ! ah ! »
IV. Je suis païen, buveur, queutard, joueur, goinfre et fumeur – et je vous emmerde
Le
bureau de mon beau-père est grand comme trois fois votre appartement.
Il y règne un ordre et une propreté rigoureusement helvétiques. Le
maître des lieux n’est pas l’individu le plus funky du monde, et je
compte sur la barrière de l’idiome pour écourter l’entretien. En
trois minutes, du reste, nous nous sommes tout dit : j’épouse sa fille,
je reconnais l’enfant, mon Papa va lui faire la demande officielle et
régler avec lui les « détails pratiques. »
- Scotch ?
- S’il vous plaît.
Il me revient qu’au XIXème siècle, accepter un alcool du père de son aimée lors du premier entretien était éliminatoire.
- Cigar ?
Et pourquoi pas ? Je m’abstiens de tabac pour des raisons sportives, mais les circonstances valent que l’on marque le coup.
- Avec plaisir.
Son visage de comte Dracula s’épanouit enfin. Il sort le coffret ad hoc,
me laisse piocher un barreau de chaise, m’explique tout un tas de trucs
en allemand et, devant mon air interdit, me montre le rituel de
préparation du Havane. J’avoue que c’est fascinant.
Nous nous mettons à pétuner, renversés dans nos fauteuils.
Lui
continue à discourir, manifestement persuadé que je comprends quelque
chose, et le ronron de son accent germanique me berce pendant que je
rate tous mes ronds de fumée. (...)
Nous
convenons donc ce qui suit : le mariage civil aura lieu en Suisse – il
me détaille les tractations administratives indispensables, que j’oublie
à mesure qu’il les énumère – et je serai libre d’organiser, en guise de
« mariage religieux », la fête qui me plaira en France.
Marché conclu. Je sens qu’il se détend.
Nous papotons, et je n’aurais jamais cru qu’il fût équipé d’un programme « papotage. »
J’apprends
qu’il aime le polo, et lui narre mes exploits. L’idée de poker le
perturbe, en revanche. Quant au golf, il me propose, tout bonnement, de
nous mesurer l’un à l’autre le lendemain.
Quelques
heures plus tard, nous sortons bras dessus, bras dessous de l’étude
enfumée. Notre gaité se coupe d’un doigt de visible éméchage, et nous
nous appelons par nos prénoms. Me voici gendre, ami, partenaire de golf –
et fumeur de cigare, alors même que je viens de défendre à ma promise
le tabac sous toutes ses formes.
Les Nornes raffolent de ce genre de gag.
***
Estel et moi sommes arrivés à Paris ce jeudi en soirée, après trois jours enchanteurs chez son père, mon meilleur pote.
Claudine,
ma nounou, ne s’est plus arrêtée de pleurer depuis qu’elle sait ma
compagne enceinte et mon mariage imminent. (En bonne nounou, elle
m’avait déjà prévenu, lorsqu’Estel avait dû rentrer en Suisse le mois
dernier, et bien que celle-ci n’eût alors habité que quinze jours avec
nous : « la maison a perdu son âme. » Quel flair !)
J’alterne désormais la lecture de Nietzsche avec celle de Parents magazine.
Je
fais des listes de prénoms. Estel les désapprouve systématiquement.
Aucune importance, puisque c’est moi qui déclarerai le petit :)
Nous
avons prévu Venise (par principe), Saint-Barth et Bora-Bora pour le
voyage de noce, mais c’est encore négociable. Ou extensible.
Notre
félicité est telle que je me demande si, au bout du compte, la fin du
monde n’est pas réellement pour 2012 : après une telle masse de bonheur
en vrac, il faudra au moins une apocalypse pour que l’univers retrouve
son équilibre.
Je ne cesse plus de faire l’amour à Estel que pour aller fumer un cigare dehors.
Life goes on, and it is good.
Life goes on, and it is good.
- Sir Shumule, 11 juin 2010
* Un ami très drôle me demanda, la première fois que je lui dis mon nom en entier : « Tu viens d’improviser cette phrase ? »