Le Diable de Tasmanie


Mon ami Guillaume V. a une passion pour les animaux bizarres. Sa très belle maison de famille abrite une faune invraisemblable, en dehors de la famille elle-même. On y trouve des iguanes psychédéliques qui crachent du sang par les yeux, des tortues centenaires grandes comme des lessiveuses, un crocodile nain albinos, et un assortiment de serpents, dont un authentique mamba noir en hommage à Tarantino. Dès l’entrée, une chouette vous salue – je ne fais nullement allusion à l’épouse de mon ami – pendant qu’un perroquet multicolore émet des sons un peu pénibles.
                                                                                                                                      
Récemment, Guillaume s’est procuré un diable de Tasmanie – Pur snobisme, bien qu’un peu gore, ai-je pensé quand je l’ai vu. Il ne faudrait pas pousser beaucoup Guillaume pour qu’imitant Gérard de Nerval, il se promène dans Paris avec un homard vivant au bout d’une faveur bleue – Du reste, le diable de Tasmanie, réputé la plus féroce, la plus cruelle, la plus sanguinaire des créatures, nous parut très surfait – Il passa la première semaine à dormir. S’il arrivait qu’il émergeât, il se ruait sur la nourriture que l'on avait mise dans sa cage, la déchiquetait avec frénésie, et, l’ayant engloutie, retournait faire un somme en se grattant beaucoup.
                                                                                                      
Guillaume pensa que Drak, ainsi qu’il avait baptisé son diable (diminutif de Dracula, du turc drakul, le diable, surnom que les Ottomans donnèrent au voïvode Vlad l’Empaleur, dont s’inspira Bram Stoker), se sentirait bien mieux si on le débarrassait de ses puces. Il l’aspergea d’une sorte d’insecticide très puissant qu’utilisent les propriétaires de ménageries, et Drak alla dormir avant d’avoir séché – Au réveil, il se livra, sur sa gamelle, à ses agressions ordinaires.
                                                                                                          
Pourtant, à quelques jours de là, se produisit une chose inattendue. Drak ayant achevé, c’est le mot, son repas, se mit à vitupérer sa chaîne, à se frotter aux barreaux et à contempler Guillaume avec, dans le regard, une lueur qui évoquait plus ou moins quelque chose comme de l’affection. Ses grondements étranges lui donnaient l’air d’avoir grande envie de jouer. Guillaume plaça dans la cage une vieille chaussure, à laquelle Drak administra toute la gamme des sévices qu’un diable de Tasmanie fait subir à ses proies – puis l’animal s’endormit – avec la chaussure.
                                                                                      
En l’espace de deux jours, Drak mangeait dans la main de Guillaume, très doucement. Et s’il continuait à attaquer sa gamelle avec rage, à rituellement faire mine de la tailler en pièces, il en dégustait ensuite le contenu à la manière des chats, savourant les bouchées une à une – Guillaume en déduisit que les puces tasmaniennes sont cause de la férocité du diable, qui ne les oublie que durant son sommeil – Il est probable que le fameux loup de Tasmanie, ou thylacine (espèce aujourd’hui disparue, comme demain celle de l’homo sapiens blanc), devait son effroyable caractère aux mêmes parasites.
                                                                                                                      
Drak est devenu le meilleur des compagnons. Il raffole des câlins et mange comme un gourmet, ce qui tranche résolument sur son image de marque. Il aime aussi Mozart (!). S’il a toujours des heures de sommeil très libres, c’est par nonchalance aristocratique.

La morale de l’histoire, c’est que malgré sa dégaine, je me sens très proche de Drak – comme lui, je suis gourmand, paresseux et sensuel. Comme lui, j’ai un rythme de vie très différent de celui du vulgaire. Comme lui, j'aspire à l’harmonie et à la douceur de vivre. Comme lui, je ne deviens agressif que lorsque la vermine se met, sous forme de Trogs, à infester mon existence – et à me faire passer, sous les noms de raciste, sexiste, islamophobe, homophobe, transphobe, capacitiste, climatosceptique et tutti quanti, pour la plus féroce, la plus cruelle et la plus sanguinaire des créatures…

- Sir Shumule, février 2010