Je suis en pleine croissance.
A cinq ans, je répondais aux parents âgés qui me demandaient ce que je voulais faire plus tard : « Quand je serai grand, je tuerai des vieux. »
Ils faisaient semblant d’avoir mal compris : « Ah ! Tu veux faire l’ENA ?... C’est bien, c’est très bien… »
Les
vieux !!! – comme s’ils ne pouvaient pas être jeunes ! – je ne parviens
toujours pas à m’imaginer vieillissant… Que faire au juste pour
vieillir avec grâce ?... je suis un dionysiaque intégral et, tôt ou
tard, Dionysos devient Silène… peu m’importe, d’ailleurs, de finir sous
la forme d’un ivrogne pansu… ce qui compte, ici bas, c’est l’exubérance à
tous les plans… Si je suis incapable de m’adapter à mon époque, c’est
que je vois l’univers comme un genre de danse extatique… sensuelle…
colorée… le film que tournerait Michael Ninn si Gustave Moreau était son
directeur de la photographie… alors que mes contemporains le voient
comme un kolkhoze albanais.
Être en pleine croissance a ses avantages.
Au
lieu de se plaindre que l’on a passé les plus belles années de son
existence à commettre des impairs et des fautes de jugement, on se
réjouit des leçons acquises. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait :
par conséquent, rester un peu naïf est s’assurer de ne jamais vieillir.
J’ai développé un tas d’astuces pour conserver ma naïveté, et ne jamais
courir le risque d’être TROP malin – c’est à dire vieux – d’où mon
extraordinaire capacité à devenir sans cesse plus malin dans certains
domaines – les domaines qui comptent – et à demeurer parfaitement
ignorant du reste.
Par
exemple : je deviens chaque jour plus savant au sujet des humains et de
leur mode de fonctionnement. J’ai des années de rétrospective où
puiser des comparaisons. Si je scrute les êtres et les évènements qui
meublent mon passé, j’aperçois sans cesse des détails nouveaux. Je ne
referai pas la plupart de mes erreurs. C’est d’ailleurs une jouissance
inouïe que de voir l’histoire se répéter, et d’être capable, ce
coup-ci, de dire : « Non. »
Les
heures que j’ai perdues, pour des gens ou des causes qui étaient sans
valeur, font que je m’abstiens, la plupart du temps, d’investir dans les
situations analogues. Après tant d'années
de croissance, presque tous les nouveaux cas présentent des similitudes
avec un cas antérieur, ce qui me permet de répondre : « Non merci, pas
pour moi, car c’était la leçon numéro 58. »
Rien
ne change jamais, hormis les noms, la date et le lieu. Les situations
sont toujours les mêmes. Lorsqu’on a saisi ce principe, et pour peu
qu’on en tire des conclusions pratiques, il y a eu croissance. On
refuse de perdre un temps qui s’amenuise à des jeux qui n’ont plus
d’intérêt. Les évènements présents sont vus comme des évènements passés,
mais sans conséquence. En fait, leur prévisibilité nous dispense
d’éprouver la moindre inquiétude à leur sujet, et nous pouvons garder
notre concentration intacte en vue des vraies surprises que la vie nous
réserve – tant il est vrai que la seule certitude en ce monde est
l’inattendu.
Ceci
pour dire que je ne regrette rien, et considère chaque évènement de ma
vie, si pénible qu’il ait pu être, comme un genre d’exercice de muscu
spécifique – comme un phénomène lié à ma croissance.
Cette
propension à croître et à ne pas vieillir me fit redouter d'être en
proie au fameux « Syndrome de Peter Pan ». Je m’en ouvris à Cathy, ma
copine analyste, qui me rassura à sa manière.
- Le SPP n’est pas du tout,
contrairement à ce que tout le monde pense, l’aimable cossardise de
l’ado attardé, resté un peu branleur, et qui préfère continuer à glander
avec ses potes qu’assumer des responsabilités familiales… ça, c’est
juste le manque de couilles… Le SPP est une psychopathologie très grave, pas drôle du tout…
particulièrement difficile à détecter, en plus, puisque les symptômes
formels n’apparaissent qu’aux abords de la quarantaine… lorsqu’ils sont
irréversibles… ou presque… Mais tu n’as vraiment pas le profil…
Toi, tu es juste un parasite de famille (œdipe hyper-fusionnel mal
réglé) et, si tu collectionnes les tares (alcool, drogue, érotomanie),
c’est seulement parce que l’oisiveté est la mère de tous les vices…
- Euh, Cathy....
- Non, au plan psychanalytique, toi tu es un velléitaire maso… un opportuniste… un hédoniste mesquin… c’est sans rapport… je n’y vois aucune pathologie…
- Ma foi, tant mieux... merci à toi...
Je ne me sens vieilli que lorsque je fais des comparaisons – économiques, ethnologiques et culturelles – entre les époques.
- Euh, Cathy....
- Non, au plan psychanalytique, toi tu es un velléitaire maso… un opportuniste… un hédoniste mesquin… c’est sans rapport… je n’y vois aucune pathologie…
- Ma foi, tant mieux... merci à toi...
Je ne me sens vieilli que lorsque je fais des comparaisons – économiques, ethnologiques et culturelles – entre les époques.
La puritanisation big-brotherienne des mœurs me terrifie : l’indignation vertueuse, propre aux régimes d’oppression sanguinaire, était ridicule en 2000 : elle est partout
aujourd’hui.
Même
les lycéens ne me semblent plus s’amuser du tout. Je crois vous avoir
déjà raconté mes années lycée – je ne sais pas jusqu’à quel point celles
des élèves actuels y ressemblent – mais je me trompe peut-être : fasse
le Ciel que la potache attitude dure autant que le monde !
L’extermination
économique, les mortifications ethno-masochistes et les années de
siphonnage des énergies rebelles par le golem Le Pen font que la France
exsangue ne se débat même plus – le peuple vit dans un genre de désespoir tranquille – ou, plutôt, étant donnée l’état d'agitation constante où il est maintenu – d’hyperkynésie complaisante.
« Eh,
croule donc, société ! » comme disait Des Esseintes. Tout ce qui nait
doit mourir, toute mort est ferment de vie et, personnellement, je
trouve encore des raisons de me réjouir dans la putréfaction
marécageuse et soviétique où nous dégoulinons.
Ma femme, l’enfant qu’elle porte, et Michelle Rodriguez dans Machette.
- Sir Shumule, 26 novembre 2010